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Le deuil au pays de l’individualisme.


Dr Julien Betbèze. L’histoire moderne est caractérisée par la montée en puissance d’une pensée de l’autonomie, structurée de manière normative pour éviter les débordements rivalitaires, associée à un recul de la perception de nos relations avec nos défunts.



Le deuil au pays de l’individualisme.
Philippe Ariès, grand historien de nos attitudes devant la mort, souligne la nouvelle règle qui s’est développée dans tout l’Occident : ne pas manifester son deuil en public. Le deuil est devenu « indécent », exactement le contraire de ce qu’on exigeait de lui auparavant. Dès les années 1970, le défilé des condoléances à la famille dans les services religieux est supprimé, et l’annonce de la mort généralement associée à la formule « La famille ne recevra pas », moyen d’éviter les visites coutumières des voisins, des amis lointains, avant les funérailles. En général, indique Philippe Ariès, l’initiative du refus n’appartient pas à la famille des survivants, celle-ci se repliant sur elle-même dans son chagrin. Sous l’influence de l’imaginaire dominant, elle adopte le comportement discret que la société exige d’elle. Philippe Ariès reprend l’hypothèse déjà proposée par Edgar Morin qu’« il existe une relation entre l’attitude devant la mort et la conscience de soi, de son degré d’être, ou plus simplement de son individualité ». Il existe ainsi un lien avec la manière dont le sujet peut se penser, un passage entre un monde où la mort est apprivoisée, et un monde où celle-ci est « inversée ». Dans le monde de la mort apprivoisée qui correspond aux sociétés organisées de manière communautaire, avec une prévalence du groupe par rapport à l’individu, quatre paramètres sont significatifs :

- Pas plus que la vie, la mort n’est un acte seulement individuel. La mort n’est pas un drame personnel mais l’épreuve de la communauté chargée de maintenir la continuité de l’espèce.

- Si la communauté craint le passage de la mort et éprouve le besoin de se ressaisir, c’est parce que la mort d’un individu ouvre une brèche dans le système de protection élevé contre la nature et sa sauvagerie.

- Le fait que la vie ait une fin n’est pas exclu, mais cette fin ne coïncide jamais avec la mort physique, et dépend des conditions mal connues de l’au-delà, de la densité de la survie, de la persistance des souvenirs, de l’usure des renommées et de l’intervention des êtres surnaturels…

- La mort peut être apprivoisée, dépouillée de la violence aveugle des forces naturelles, ritualisée, « elle n’est jamais éprouvée comme un phénomène neutre, elle reste toujours un malheur. Nous trouvons cela dans les vieux langages romans : la douleur physique, la peine morale, la détresse du coeur, la faute, la punition, les revers de la fortune, s’expriment par le même mot dérivé de Malum, soit seul, soit associé avec d’autres, ou modifié comme le malheur, la maladie, la malchance, le Malin ».


Ce long changement des sensibilités a commencé à être important dès le XVIe siècle et a correspondu à un déplacement du sens du destin vers l’individu. Ce nouveau paradigme de la mort de soi a été progressivement accompagné par la médicalisation de cette dernière. Malheureusement, le développement d’une psychologie « scientifique » a été associé avec l’interprétation de la souffrance morale à partir d’un modèle médical causaliste, faisant l’impasse sur l’avenir et la dimension relationnelle, ce qui se traduira au XIXe siècle par le développement de comportements réactionnels d’hystérisation du deuil.

La difficulté à penser et vivre cette période de séparation avec des personnes aimées est devenue problématique, chacun cherchant la bonne position pour se situer, sans avoir la capacité de pouvoir échanger socialement sur son vécu intime. Dans un excellent livre, Au bonheur des morts, Vinciane Despret cite une émouvante lettre qui lui a été adressée en 2014 par une jeune femme prénommée Gabrielle, racontant son vécu après la mort de son père, alors qu’elle était âgée de 15 ans. Cette lettre nous permet de percevoir la rupture dans la relation avec le défunt, comme s’il ne fallait plus y penser et tourner la page. « Il n’y a eu ni croix ni prières. Dispersées au hasard des directives administratives. Nous nous croyions forts. Nous étions plus forts que tous ces ancêtres qui depuis toujours donnent une place à leurs morts. Nous, nous avons fait disparaître le mort. Enlevé les couverts. Nous l’avions aimé plus fort qu’il ne l’était possible, et maintenant nous l’effacions. Parce que c’était la règle implacable du temps. Nous devions trouver cela normal. A l’époque, et sans savoir pourquoi, quand l’armoire fut vidée j’ai gardé les cravates. Toutes. Une veste aussi. Maintenant, bien sûr, je sais. Les morts ne peuvent pas vraiment mourir sans nous le demander. C’était absurde d’y croire. Présomptueux. Bien sûr que j’avais encore besoin qu’il me guide un peu. Même mort. J’ai refusé de le penser. Je ne voulais ni être faible ni être folle. Je lui écrivais en cachette. M’empêchais de regarder le ciel. Refusais de m’adresser à lui. J’ai mis un temps fou à m’en remettre. Il m’a d’abord fallu comprendre que j’avais le droit d’être avec lui malgré sa mort et puis ma vie. La première grande étape a été, deux ans plus tard, de trouver un endroit de recueillement. Oui, je faisais enfin comme les autres. J’allais m’adresser à un mort à l’endroit de ce mort. Là où j’aurais le droit de lui parler de la vie et de la mienne. Je l’ai trouvé. Cela a été difficile. Il fallait que cela vienne du fond de mes entrailles et j’y étais rarement allée. Trouver l’endroit. Je l’ai trouvé. Je n’y suis jamais retournée en vrai. Cet endroit est un souvenir partagé avec lui. Et maintenant, enfin, quand j’ai besoin de le lui je me tourne vers ce souvenir comme vers une sépulture qu’il aurait retrouvée. »

Nous voyons que dans ce contexte typique de notre modernité tardive, la notion avancée par Freud de « travail du deuil » au seul sens « de tourner la page », de dire seulement adieu à la personne décédée, n’est pas suffisant pour aider le sujet endeuillé à « re-percevoir » la vie couler en lui. Si « dire adieu » est nécessaire dans la mesure où la personne physique n’est plus présente, il nous semble indispensable de sortir du modèle médical implicite de cette vision moderniste du deuil, centrée sur une autonomie non relationnelle. Mais pour que le processus de deuil puisse s’accomplir, il faut permettre au sujet endeuillé de retrouver, à travers une expérience de l’autonomie relationnelle, les liens vivants qui caractérisent aussi bien la personne endeuillée que la personne décédée. Cette expérience relationnelle de l’identité, qui est au centre des approches systémique et ericksonienne, présente ainsi un cadre soutenant pour accompagner les personnes figées dans un deuil difficile. En s’appuyant sur la dimension relationnelle de l’identité, la thérapie a pour but d’éviter un glissement vers un deuil pathologique avec état dépressif, particulièrement après la mort brutale d’un proche, ou en cas de suicide. Nous montrerons comment le travail développé en thérapie narrative par Michael White redonne forme à l’autonomie relationnelle, ouvre de nouvelles perspectives qui amplifient la force de l’intuition ericksonienne centrée sur le corps en relation comme base éthique de la thérapie.

Si le sujet est un être relationnel, cela implique que chaque sujet est constitué par l’ensemble des relations vivantes auxquelles il participe. Ainsi, la vie d’un sujet est en lien avec la somme des expériences partagées avec les différentes personnes constituant son réseau relationnel rapproché. Perdre un membre de ce réseau va créer une souffrance par un manque de capacité du sujet à se reconnecter à ce qui était vivant dans cette interaction. Si l’autre meurt, pour accepter cette mort, cette séparation physique, il est nécessaire d’aider la personne endeuillée à se reconnecter à ce qui était vivant dans la relation, afin de lui permettre de pouvoir mettre en place un processus de deuil. Il ne s’agit donc pas seulement de tourner la page, et de ne plus penser à la personne décédée pour pouvoir traverser cette épreuve, mais au contraire d’être en capacité de rester en relation avec ce qui était vivant dans les expériences partagées avec le défunt, même si l’autre n’est plus physiquement présent.

Dans la mesure où nous sommes tous constitués de la relation que nous avons avec les autres, si cette relation meurt lorsque l’autre meurt physiquement, alors il y a quelque chose de notre identité qui disparaît et c’est cette partie endeuillée de nous-même qui, si elle n’est pas accueillie, fera le lit d’un vécu abandonnique au sein duquel va s’installer une logique dépressive. Pour pouvoir accueillir ses propres ressentis sensoriels en rapport avec l’histoire de la personne décédée, chacun a besoin de se reconnecter à la ressource relationnelle qui est une forme de la vie présente chez chaque membre de la relation, sous forme de don partagé. Toute relation vivante implique une relation de confiance qui, en cas de deuil, peut être détruite si le sujet n’arrive pas à se remémorer les souvenirs en rapport avec cette valeur.

Cela peut alors amener chez l’endeuillé des phénomènes de perte de confiance dans ses propres capacités à construire un monde où il puisse avoir sa place avec d’autres. Percevoir les valeurs comme des formes de la relation ouvre une perspective différente dans le questionnement du deuil : amener le sujet endeuillé, par les questions que nous lui posons, à se percevoir comme ayant de la valeur à travers les yeux de la personne décédée. Et c’est en amenant le sujet endeuillé à se percevoir à travers les récits riches d’une relation nourrissante, qu’il peut à nouveau tourner son regard figé dans le passé vers l’avenir. Dans le texte majeur sur la thérapie du deuil, Dire bonjour à nouveau, Michael White présente le cas clinique de Mary, 43 ans, en décrivant de manière très pédagogique la façon dont il construit son questionnement pour la reconnecter à la vie. Mary est veuve depuis six ans, les psychothérapeutes qui l’ont aidée à assumer ce drame ont orienté leurs interventions pour l’inciter à tourner la page, à dire adieu à son mari Ron, afin de recommencer une nouvelle vie. Toutes ces interventions ont bloqué le processus de deuil, plus il lui était demandé de faire l’impasse sur cette relation qui était toujours vivante pour elle, même si elle était douloureuse, plus Mary s’enfonçait dans un état dépressif.

Lorsque Michael White l’a rencontrée, il a changé la métaphore « dire adieu » en introduisant celle de « dire à nouveau bonjour », afin de l’aider à se reconnecter à ce qui était vivant dans la relation avec Ron. Après avoir collecté des informations sur la personnalité de Ron, ce qu’elle appréciait chez lui, son métier, ses passions, Michael White a commencé à poser des questions sur la manière dont Ron avait contribué à la vie de Mary. Il a ainsi inventé une nouvelle série de questions, dites questions de « re-membering », pour l’aider à se reconnecter à cette relation de façon active à travers les souvenirs de Ron les plus significatifs pour elle. Il lui a ainsi demandé :

- « Si vous pouviez vous voir à travers les yeux de Ron, que verriez-vous de vous que vous pourriez apprécier ? » Il aurait pu demander également : « Que voyait Ron en vous lorsqu’il vous regardait avec ses yeux d’amour ? »

- « Comment a-t-il su que cela était présent chez vous ? »

- « Comment le fait de vous reconnecter avec ce que Ron appréciait chez vous peut-il vous aider à aller mieux ? »

- « Si vous restiez connectée au quotidien avec ce que Ron percevait chez vous, qu’est-ce-que cela changerait pour vous ? »

- « Que pourriez-vous faire pour présenter aux autres cette autre image de vous-même ? »

- « En quoi cette prise de conscience de ce qui était invisible depuis six ans va vous permettre d’agir dans votre vie d’une manière qui vous conviendra mieux ? » Ainsi, en développant toute une série de questions mettant en évidence la dimension relationnelle de la construction de l’identité de Mary, et la capacité de ce lien à perdurer malgré le décès de Ron, Michael White ouvre de nouveaux espaces non contaminés par la dimension traumatique de la mort du conjoint de Mary.

Plus ce questionnement favorise la venue d’histoires en relation avec la manière dont Ron réagirait actuellement à ce que Mary est en train de vivre, plus cette dernière va être en capacité de s’autonomiser, grâce à cette relation remise en mouvement. Ainsi, après avoir enrichi la relation par de nombreuses histoires, où chacun a contribué à la vie de l’autre, et après avoir mis en évidence ce que la personne décédée à transmis à la personne endeuillée, il est possible de demander :

- « Quand vous pensez à votre conjoint avec ce qu’il vous a transmis, que penserait-il de la manière dont vous arrivez à faire face aux difficultés que vous rencontrez, en particulier suite au deuil que vous traversez ? »

- « Si Ron entendait cette conversation, comment réagirait-il ? » Cette conversation avec Michael White est une expérience de transe, permettant à Mary de ressentir la présence du disparu comme toujours active à travers leurs expériences partagées. Cette dimension de proximité vis-à-vis de la personne disparue façonne de nouveaux plis identitaires de nature relationnelle, liant les prises d’initiatives actuelles à une manière d’honorer la mémoire de son conjoint. Ce type de conversation permet à Mary de rentrer dans un espace relationnel où elle n’aurait pu aller seule, du fait des effets traumatiques de l’infarctus de Ron. Rendre le survivant actif dans la relation avec la personne décédée actualise de nouvelles possibilités, pour le sujet, d’imaginer la construction de nouveaux liens dans lesquels il va pouvoir s’investir, tout en restant fidèle à ses engagements passés.


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Dr JULIEN BETBÈZE

Psychiatre des hôpitaux. Chargé de cours à Nantes à la Faculté de psychologie (DESS Cognitif et clinique) et à l’UER de médecine : DU Addictions, DU Hypnose thérapeutique et DU Douleur. Thérapeute familial, service d’addictions du CHU de Nantes. Responsable pédagogique et formateur à l’Arepta - Institut Milton Erickson de Nantes. Formateur en hypnose, thérapies stratégiques, solutionnistes et narratives dans différents établissements. Coauteur (entre autres) avec Y. Doutrelugne, O. Cottencin, L. Isebaert et D. Megglé de Interventions et thérapies brèves : 10 stratégies concrètes, crises et opportunités, éditions Masson, 2016.

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Cet ouvrage de 228 pages analyse la dépression et les traitements de cette maladie qui frappe à un moment ou à un autre, selon l’OMS, 15% de la population mondiale de 15 à 75 ans. Les dix neufs auteurs qui contribuent à ce hors-série témoignent chacun à sa manière d’un savoir-faire en matière de prise en charge des patients déprimés. Loin des thérapies standardisées et de l’utilisation des psychotropes, ils montrent la singularité de chaque séance et invitent le lecteur à s’étonner, réfléchir et expérimenter pour sa propre pratique. Catherine Leloutre-Guibert a coordonné ce hors-série avec Sophie Cohen, rédactrice en chef.

Sommaire :

- Douleur chronique et dépression. D. Le Breton

- La dépression : un trouble attentionnel ? J.-M. Benhaiem

- La grossesse, le devenir parent. H. Saulnier

- Attitudes paradoxales. V. Torres-Lacaze et G. Delannoy

- Plutôt que la drogue. D. Roberts

- Naître dans la dépression maternelle. E. Bardot

- Le deuil au pays de l’individualisme. J. Betbèze

- L’hypnose dans la dépression du sujet âgé. M. Floccia, S. Lagouarde et M. Le Rudulier

- Un exemple de la thérapie stratégique. D. Vergriete

- Le médecin généraliste face à un patient dépressif. P. Le Grand

- Trois questions pour créer des petits bonheurs. M.-C. Cabié

- L’hypnose pour reprendre vie. C. Leloutre-Guibert

- Mémoire du futur. M. Nannini

- Stratégies thérapeutiques dans la dépression. W. Martineau

- Dermatoses chroniques. V. Bonnet

- Antidépresseurs, un long sevrage. C. Virot



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Rédigé le 19/04/2021 à 22:30 | Lu 2196 fois | 0 commentaire(s) modifié le 23/04/2021





Laurent GROSS
- Formateur en Hypnose Médicale, Ericksonienne et EMDR - IMO au CHTIP Collège Hypnose Thérapies... En savoir plus sur cet auteur

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