© Maya Vincent
Longtemps je me suis demandé d’où venait à Milton H. Erickson cette capacité à produire des interventions thérapeutiques d’une variété inouïe, chacune taillée sur mesure pour chaque patient et jamais la même de l’un à l’autre. Avait-il un principe d’unité pour nourrir cette fécondité ? L’approfondissement de son oeuvre parallèlement à ma propre pratique durant des années m’a montré que oui. Cependant, l’amateur d’élaborations symboliques sophistiquées sera déçu de cet exposé car il n’y trouvera que des notions très simples qui touchent plus des processus que des contenus mentaux.
L’oursin
Un jour, au décollage d’un avion pour Nantes, je sens mon bras droit brusquement étreint d’une poigne violente. Je regarde, c’était la main de ma voisine qui me serrait à en être blanche. « Oh ! je suis désolée, excusez-moi ! J’ai cru que c’était l’accoudoir ! J’ai tellement peur en avion ! », me dit-elle. Mais, affolée, elle continue à serrer et ne relâche sa prise qu’une fois la hauteur de croisière atteinte. Elle pousse alors un gros soupir et s’effondre, épuisée, dans le fauteuil. Après quelques instants, commence entre elle et moi qu’elle ignore être psychiatre le petit dialogue suivant :
« Vous avez peur en avion depuis longtemps ?
- Depuis toujours, c’est horrible, ça devient de pire en pire !
- Vous faites quelque chose contre cette peur ?
- Oui, là j’ai pris du Xanax et ça n’a rien fait. Au contraire.
- Du 0,25 ou du 0,50 ?
- Deux de 0,50.
- C’est idiot. En ayant pris du Xanax, vous aviez prévu que vous auriez une crise. Vous l’avez programmée, alors vous l’avez eue. Il ne faut pas faire ça, c’est très mauvais. Non, le bon traitement c’est l’oursin. Avant le vol, vous achetez un oursin que vous mettez dans votre sac à main. Une fois la ceinture attachée, vous l’en sortez et le mettez dans le creux de votre main que vous fermez dessus. Quand l’avion roule, vous serrez votre poing fermé sur l’oursin, et plus l’avion accélère plus vous serrez fort. Gardez tout ça serré au maximum jusqu’à ce que l’avion soit à l’horizontale, comme maintenant. Je vous garantis que vous n’aurez plus jamais peur en avion. Notez qu’en plus vous serez occupée tout le reste du voyage car il vous faudra enlever les morceaux de piquants plantés sous la peau. Donc, prévoyez du Sopalin, une pince à épiler et du désinfectant. C’est le bon traitement. Vous pouvez aussi essayer l’hypnose, ça marche quelquefois. » Ma voisine est demeurée paisible jusqu’à la fin du voyage et je ne sais pas pourquoi, elle m’a raconté toute sa vie à 10 000 mètres d’altitude.
L’implantation d’une phobie
Une phobie est l’idée idiote qu’on ne peut plus sortir de chez soi, prendre l’avion, avoir une prise de sang, un contact avec des papillons ou autre. Personne ne naît avec une phobie. Cette idée est comme une graine qu’on a laissé s’implanter en soi ; elle a ensuite germé et poussé bien à l’abri, dans le secret, jusqu’à ce qu’elle se manifeste dans toute sa force et que l’on se retrouve soudainement affolé, sans comprendre, comme ma voisine de l’avion. Cette idée idiote est une suggestion que l’on a reçue des autres ou de soi-même et à laquelle on a adhéré. Mais comment se fait-il que l’on ait pu adhérer à une idée que l’on savait idiote et qu’on continue à y adhérer ? Parce qu’au moment où elle s’est présentée pour la première fois, notre attention était diminuée par une asthénie physique et/ou mentale, ou dispersée par de l’anxiété ou du matraquage médiatique, ou explosée par de la confusion, ce qui nous rendait hyper-suggestibles. Nous n’avons donc pas pris garde, l’avons laissé entrer en nous et elle a pu y commencer sa vie souterraine. Ces états d’hyper-suggestibilité que j’ai décrits dans un article précédent (1) sont redoutables. On lit, on voit, on entend parler d’un crash d’avion, et quelque temps plus tard, sans avoir conscience du rapport avec ce qu’on a lu, vu ou entendu puisqu’on était fatigué, on n’arrive plus à prendre l’avion. Un beau soir d’été, je regarde la rue en face de chez moi et passe dans ma tête, furtivement, sans aucune émotion particulière, l’image d’un accident de la route ; trois semaines plus tard, je commence à avoir peur de sortir de chez moi. Un moustique me pique ; à ce moment, quelqu’un dit : « heureusement, ce n’est pas un frelon ! » ; quinze jours plus tard, j’ai des crises de panique au moindre bourdonnement dans l’air. Si, lors d’un voyage en avion jusque-là paisible, je réagis à un trou d’air par une crise aiguë d’angoisse, je deviens immédiatement hypersuggestible et risque de développer secondairement une phobie de l’avion. A fortiori si je n’étais pas tranquille avant d’embarquer ! D’autres hypersuggestibles entrent dans des sectes dangereuses, d’autres prennent d’invraisemblables remèdes de charlatans, d’autres portent un masque contre la Covid quand ils sont seuls au fond d’un bois.
L’état d’hypersuggestibilité peut être réactionnel et transitoire ou plus durable, voire constitutionnel (2). Il est individuel mais peut aussi être collectif, touchant des peuples entiers, comme nous sommes en train de le vivre avec cette épidémie. Bref, quand nous sommes fatigués, anxieux ou confus, nous pouvons « gober » n’importe quoi et, entre autres, attraper n’importe quelle peur. Mais sans cet état d’hypersuggestibilité, aucune phobie ne peut « prendre » parce qu’alors nous faisons attention, et élimi - nons sans effort l’idée idiote quand elle se présente, comme négligeable, comme quand on chasse une plume d’un léger souffle.
Hypnopathologie des phobies
Une fois la phobie implantée, tout se passe comme si elle vivait en nous de façon indépendante de nous, comme un territoire enclavé qui suivrait ses propres lois et nous les imposerait quand nous y entrons. Notre intérieur est dissocié. Dans l’anesthésie dentaire hypnotique, les afférences sensorielles en provenance de la bouche vers le cerveau sont coupées des afférences sensorielles du reste du corps : la bouche vit de façon indépendante du corps. De même, dans la lévitation hypnotique du bras, celui-ci a ses propres lois motrices et les patients parlent d’un bras devenu « étranger », avec la sensation de ne plus en avoir le contrôle. Dans ces cas, il y a eu dissociation hypnotique : physiologique, confortable et vécue comme une heureuse surprise. Dans la phobie, au contraire, la dissociation est pathologique, pénible, une mauvaise surprise, cause de souffrance, d’affolement, de révolte, d’exaspération, d’abattement puis de résignation. Aussitôt l’implantation faite, démarre en effet le raisonnement, lequel, très vite, va devenir si envahissant qu’il constituera l’essentiel du problème.
Le sujet se demande sans fin pourquoi il a cette peur, d’où elle lui vient, si elle va revenir. Il se perd dans des discours intérieurs sans fin. Il est devenu malade de logique et sa faculté de raisonnement, détournée par la névrose, sert de carburant à l’anxiété. C’est le raisonnement qui fait vivre la névrose, l’entretient et l’aggrave. La situation crainte ou l’objet craint n’est plus qu’un prétexte à cette folie de logique. Il faut bien comprendre les vices cachés dans ces raisonnements interminables. Quand le sujet prétend qu’il cherche à savoir « pourquoi il est comme ça », en réalité il ne finit pas sa phrase ; il devrait la terminer comme il le pense par « et pourquoi ça va continuer », parce qu’il est convaincu que ça va continuer. Il n’ose pas se l’avouer, il a peur. De même, quand il se demande « si ça va revenir », en fait, il est sûr que ça va revenir mais qu’il ne sait pas quand, et cette perspective est trop effroyable pour être affrontée, alors il tord sa phrase en remplaçant « quand » par « si ». Il se ment à lui-même. Et le raisonnement repart pour un nouveau tour de manège, qui reviendra toujours à son point de départ, avant un nouveau tour qui le ramènera au même point. Le but de ce raisonnement n’est pas de trouver une conclusion constructive, mais de s’agiter, de s’entourner et de faire du bruit pour ne pas voir, ne pas entendre. L’anxieux radote, toujours.
Cette petite hypnopathologie des phobies permet de définir un objectif stratégique thérapeutique clair : mettre fin à la dissociation intérieure et à la course folle du raisonnement et retrouver ainsi un fonctionnement hypnotique normal.
La confrontation au stimulus phobogène
Quelles tactiques employer pour atteindre ce but stratégique ? Souffrir d’une phobie est une expérience. Une expérience engage toutes les dimensions de l’être humain : affectives, émotionnelles, cognitives, mnésiques et comportementales. Seule une expérience nouvelle, restauratrice, engageant elle aussi toutes les dimensions de l’être, permet de corriger une expérience précédente, ici celle de la phobie, et résout la dissociation névrotique. Il faut donc de l’action, pas de la dissertation. Cette action nécessaire, c’est la confrontation au stimulus phobogène, comme les premiers l’ont montré les comportementalistes. Un sujet ainsi confronté voit son angoisse monter brutalement, atteindre un pic, s’y installer en plateau quelque temps, puis décroître doucement et disparaître, enfin s’établit un état d’indifférence au stimulus. Le sujet est alors guéri de sa peur.
Les comportementalistes nous disent que le traitement par confrontation est efficace à 100 %. La belle affaire ! Ils ont découvert l’eau tiède. En effet, il ne faut pas être un grand génie pour découvrir que, quand on a peur d’un danger imaginaire, celle-ci disparaît quand on y est confronté pour de bon, dans le réel, et assez longtemps. Tout le problème est d’arriver à ce que les patients s’y confrontent, parce qu’ils ne le veulent surtout pas car ils ont peur. C’est en cela que la thérapie réside, arriver à ce qu’ils s’y confrontent. Cela obtenu, tout est gagné. Nous devrons donc utiliser des ruses. Les comportementalistes l’avaient entrevu, puisqu’après l’immersion massive dans l’angoisse, ils avaient proposé de fragmenter le traitement, d’alterner l’exposition au stimulus avec de la relaxation, de faire cette exposition d’abord en imagination, mais leurs « ficelles » étaient trop simplistes, trop visibles pour les phobiques qui prenaient alors leurs jambes à leur cou pour fuir une confrontation ainsi trop grossièrement aménagée. Les tentatives cognitivistes de perfectionnement des méthodes comportementalistes sont restées dans ce même simplisme, se bornant souvent en fait à des techniques de contrôle émotionnel. La thérapie des phobiques, c’est l’art des ruses, une différente pour chacun parce que chaque situation est unique. Pour arriver à leurs fins, ces ruses devront saboter le raisonnement, stimuler des affects et des émotions différents ou contraires à la peur et s’appuyer sur les valeurs chères au patient. Les trois seront combinés à des degrés variés suivant les uns et les autres.
Par ce que j’ai dit précédemment, on aura compris l’intérêt de fusiller la logique, d’arrêter sa course folle. Vous arrêtez le raisonnement, l’anxiété n’a plus de carburant : elle s’éteint et disparaît. Nous ferons donc un usage large de l’humour, des paradoxes, de la confusion, du choc et de la surprise, des métaphores et des autres suggestions indirectes, de l’hypnose déclarée ou conversationnelle. On oublie trop souvent de manipuler les affects et les émotions. L’affect, au sens psychologique, est repris de l’allemand « affekt ». Il signifie « état, disposition de l’âme » en moyen français, venant du latin « affectus » venant lui-même du verbe « adficere », « mettre quelqu’un dans une certaine disposition d’esprit » (3). C’est bien ce que nous visons, mettre le patient dans la disposition d’esprit de se confronter au stimulus parce qu’il ne l’a pas, cette disposition, mais il a l’opposée. L’émotion est ce qui nous fait aller vers quelqu’un ou quelque chose ou nous en écarter. « Emotion » vient du latin « emovere », « mettre en mouvement » (4). C’est une émotion, la peur, qui fait fuir le stimulus phobogène, d’autres émotions pourront en rapprocher et mettre en contact avec lui. Si nous voulons que nos patients bougent, il faut donc susciter en eux des affects et des émotions. Nous manipulerons ainsi l’inquiétude pour d’autres sujets que la phobie, la détente, la curiosité, le besoin de revanche, le rire, les larmes, le plaisir, l’ennui, la saveur exquise de la liberté, la frustration, la fierté, la complicité, le besoin de secret ou d’indépendance. Je ne donne ici en désordre que quelques exemples car la liste est sans fin.
Enfin, il y a des valeurs auxquelles les patients tiennent et qui sont leur épine dorsale, ce qui les guide pour avancer et donne tout son sens à leur vie. Il faut découvrir celles-ci et les utiliser. Certains sujets tiennent plus que tout à l’amour de leur femme et de leurs enfants, d’autres au travail bien fait, d’autres à la religion, d’autres à l’amitié, d’autres à la peinture, la musique ou la philatélie, d’autres à l’argent. Pour un thérapeute, la découverte des valeurs spécifiques à un patient est souvent difficile car celles-ci peuvent entrer en collision avec ses propres valeurs personnelles. Il a alors du mal à les accepter. Combien de fois ai-je vu des thérapeutes athées méfiants devant la foi chrétienne d’un patient, a fortiori d’un prêtre ! Ou bien se refusant à admettre qu’une collection de timbres poste puisse être tout le bonheur de quelqu’un. Ou bien méprisant l’interlocuteur parce qu’à ses yeux, celui-ci aime trop l’argent. Réticent devant les valeurs du patient ou les refusant, il ne peut pas les utiliser. Dommage : il a jugé, il n’est plus thérapeute. En tout cas, affects, émotions et valeurs, voilà les moteurs (5) du changement. Où l’on voit que, décidément, la thérapie n’est pas de la dissertation mais de l’action.
Un événement causal ?
Nombre de patients disent qu’ils ne peuvent plus faire telle ou telle chose depuis qu’il leur est arrivé tel ou tel événement. Ils ne peuvent plus prendre l’avion depuis un vol catastrophique, ils ne peuvent plus aller dans l’eau depuis qu’enfants, on les y a jetés de force, etc. Ce discours peut recouvrir trois réalités différentes qu’il faut bien distinguer :
- Ou bien la survenue de l’événement pénible sujet avait alors plongé le sujet dans l’anxiété, le rendant hypersuggestible et la phobie a ainsi pu s’implanter ; le traitement est la confrontation au stimulus phobogène.
- Ou bien l’évocation de l’événement pénible n’est qu’un des matériaux de la course folle du raisonnement névrotique, comme une tentative de se convaincre qu’« on sait pourquoi on est comme ça », un alibi pour « rester comme ça » ; il faut le ratifier mais, secrètement, n’y attribuer aucune importance ; le traitement reste la confrontation au stimulus phobogène (6).
- Ou bien – c’est plus rare –, il y a vraiment eu traumatisme et nous sortons du champ des phobies proprement dit. La survenue de l’événement a plongé le sujet non plus dans l’anxiété mais dans un sentiment d’impuis - sance radicale qui a perduré depuis, et la phobie est ici une complication du psychotraumatisme. Le traitement par confrontation au stimulus phobogène n’aura qu’une efficacité provisoire ; en revanche, ce soulagement temporaire permet de dévoiler le noyau dépressif sous-jacent quand il était masqué par les phobies au premier plan et d’y accéder plus facilement pour un traitement étiologique. Il faut sans tarder soigner le traumatisme par les Mouvements Alternatifs des Yeux et/ou la Modification Hypnotique de l’Imagerie Mentale, faute de quoi de nouvelles complications surgiront (7). En cas de doute diagnostique, la question à poser au patient est : « Au moment précis où c’est arrivé, comment vous êtes-vous senti ? » Si celui-ci répond : « Médusé, interloqué, vide, les bras ballants, impuissant », il y a de grandes chances qu’il ait été traumatisé. En règle générale, à chaque fois que la confrontation échoue ou n’a pas d’effet durable, il faut toujours penser à la possibilité d’un traumatisme et mettre en route le traitement de celui-ci.
Pour lire la suite de l’article et commander ce Hors-Série n°15 de la Revue Hypnose & Thérapies Brèves
L’oursin
Un jour, au décollage d’un avion pour Nantes, je sens mon bras droit brusquement étreint d’une poigne violente. Je regarde, c’était la main de ma voisine qui me serrait à en être blanche. « Oh ! je suis désolée, excusez-moi ! J’ai cru que c’était l’accoudoir ! J’ai tellement peur en avion ! », me dit-elle. Mais, affolée, elle continue à serrer et ne relâche sa prise qu’une fois la hauteur de croisière atteinte. Elle pousse alors un gros soupir et s’effondre, épuisée, dans le fauteuil. Après quelques instants, commence entre elle et moi qu’elle ignore être psychiatre le petit dialogue suivant :
« Vous avez peur en avion depuis longtemps ?
- Depuis toujours, c’est horrible, ça devient de pire en pire !
- Vous faites quelque chose contre cette peur ?
- Oui, là j’ai pris du Xanax et ça n’a rien fait. Au contraire.
- Du 0,25 ou du 0,50 ?
- Deux de 0,50.
- C’est idiot. En ayant pris du Xanax, vous aviez prévu que vous auriez une crise. Vous l’avez programmée, alors vous l’avez eue. Il ne faut pas faire ça, c’est très mauvais. Non, le bon traitement c’est l’oursin. Avant le vol, vous achetez un oursin que vous mettez dans votre sac à main. Une fois la ceinture attachée, vous l’en sortez et le mettez dans le creux de votre main que vous fermez dessus. Quand l’avion roule, vous serrez votre poing fermé sur l’oursin, et plus l’avion accélère plus vous serrez fort. Gardez tout ça serré au maximum jusqu’à ce que l’avion soit à l’horizontale, comme maintenant. Je vous garantis que vous n’aurez plus jamais peur en avion. Notez qu’en plus vous serez occupée tout le reste du voyage car il vous faudra enlever les morceaux de piquants plantés sous la peau. Donc, prévoyez du Sopalin, une pince à épiler et du désinfectant. C’est le bon traitement. Vous pouvez aussi essayer l’hypnose, ça marche quelquefois. » Ma voisine est demeurée paisible jusqu’à la fin du voyage et je ne sais pas pourquoi, elle m’a raconté toute sa vie à 10 000 mètres d’altitude.
L’implantation d’une phobie
Une phobie est l’idée idiote qu’on ne peut plus sortir de chez soi, prendre l’avion, avoir une prise de sang, un contact avec des papillons ou autre. Personne ne naît avec une phobie. Cette idée est comme une graine qu’on a laissé s’implanter en soi ; elle a ensuite germé et poussé bien à l’abri, dans le secret, jusqu’à ce qu’elle se manifeste dans toute sa force et que l’on se retrouve soudainement affolé, sans comprendre, comme ma voisine de l’avion. Cette idée idiote est une suggestion que l’on a reçue des autres ou de soi-même et à laquelle on a adhéré. Mais comment se fait-il que l’on ait pu adhérer à une idée que l’on savait idiote et qu’on continue à y adhérer ? Parce qu’au moment où elle s’est présentée pour la première fois, notre attention était diminuée par une asthénie physique et/ou mentale, ou dispersée par de l’anxiété ou du matraquage médiatique, ou explosée par de la confusion, ce qui nous rendait hyper-suggestibles. Nous n’avons donc pas pris garde, l’avons laissé entrer en nous et elle a pu y commencer sa vie souterraine. Ces états d’hyper-suggestibilité que j’ai décrits dans un article précédent (1) sont redoutables. On lit, on voit, on entend parler d’un crash d’avion, et quelque temps plus tard, sans avoir conscience du rapport avec ce qu’on a lu, vu ou entendu puisqu’on était fatigué, on n’arrive plus à prendre l’avion. Un beau soir d’été, je regarde la rue en face de chez moi et passe dans ma tête, furtivement, sans aucune émotion particulière, l’image d’un accident de la route ; trois semaines plus tard, je commence à avoir peur de sortir de chez moi. Un moustique me pique ; à ce moment, quelqu’un dit : « heureusement, ce n’est pas un frelon ! » ; quinze jours plus tard, j’ai des crises de panique au moindre bourdonnement dans l’air. Si, lors d’un voyage en avion jusque-là paisible, je réagis à un trou d’air par une crise aiguë d’angoisse, je deviens immédiatement hypersuggestible et risque de développer secondairement une phobie de l’avion. A fortiori si je n’étais pas tranquille avant d’embarquer ! D’autres hypersuggestibles entrent dans des sectes dangereuses, d’autres prennent d’invraisemblables remèdes de charlatans, d’autres portent un masque contre la Covid quand ils sont seuls au fond d’un bois.
L’état d’hypersuggestibilité peut être réactionnel et transitoire ou plus durable, voire constitutionnel (2). Il est individuel mais peut aussi être collectif, touchant des peuples entiers, comme nous sommes en train de le vivre avec cette épidémie. Bref, quand nous sommes fatigués, anxieux ou confus, nous pouvons « gober » n’importe quoi et, entre autres, attraper n’importe quelle peur. Mais sans cet état d’hypersuggestibilité, aucune phobie ne peut « prendre » parce qu’alors nous faisons attention, et élimi - nons sans effort l’idée idiote quand elle se présente, comme négligeable, comme quand on chasse une plume d’un léger souffle.
Hypnopathologie des phobies
Une fois la phobie implantée, tout se passe comme si elle vivait en nous de façon indépendante de nous, comme un territoire enclavé qui suivrait ses propres lois et nous les imposerait quand nous y entrons. Notre intérieur est dissocié. Dans l’anesthésie dentaire hypnotique, les afférences sensorielles en provenance de la bouche vers le cerveau sont coupées des afférences sensorielles du reste du corps : la bouche vit de façon indépendante du corps. De même, dans la lévitation hypnotique du bras, celui-ci a ses propres lois motrices et les patients parlent d’un bras devenu « étranger », avec la sensation de ne plus en avoir le contrôle. Dans ces cas, il y a eu dissociation hypnotique : physiologique, confortable et vécue comme une heureuse surprise. Dans la phobie, au contraire, la dissociation est pathologique, pénible, une mauvaise surprise, cause de souffrance, d’affolement, de révolte, d’exaspération, d’abattement puis de résignation. Aussitôt l’implantation faite, démarre en effet le raisonnement, lequel, très vite, va devenir si envahissant qu’il constituera l’essentiel du problème.
Le sujet se demande sans fin pourquoi il a cette peur, d’où elle lui vient, si elle va revenir. Il se perd dans des discours intérieurs sans fin. Il est devenu malade de logique et sa faculté de raisonnement, détournée par la névrose, sert de carburant à l’anxiété. C’est le raisonnement qui fait vivre la névrose, l’entretient et l’aggrave. La situation crainte ou l’objet craint n’est plus qu’un prétexte à cette folie de logique. Il faut bien comprendre les vices cachés dans ces raisonnements interminables. Quand le sujet prétend qu’il cherche à savoir « pourquoi il est comme ça », en réalité il ne finit pas sa phrase ; il devrait la terminer comme il le pense par « et pourquoi ça va continuer », parce qu’il est convaincu que ça va continuer. Il n’ose pas se l’avouer, il a peur. De même, quand il se demande « si ça va revenir », en fait, il est sûr que ça va revenir mais qu’il ne sait pas quand, et cette perspective est trop effroyable pour être affrontée, alors il tord sa phrase en remplaçant « quand » par « si ». Il se ment à lui-même. Et le raisonnement repart pour un nouveau tour de manège, qui reviendra toujours à son point de départ, avant un nouveau tour qui le ramènera au même point. Le but de ce raisonnement n’est pas de trouver une conclusion constructive, mais de s’agiter, de s’entourner et de faire du bruit pour ne pas voir, ne pas entendre. L’anxieux radote, toujours.
Cette petite hypnopathologie des phobies permet de définir un objectif stratégique thérapeutique clair : mettre fin à la dissociation intérieure et à la course folle du raisonnement et retrouver ainsi un fonctionnement hypnotique normal.
La confrontation au stimulus phobogène
Quelles tactiques employer pour atteindre ce but stratégique ? Souffrir d’une phobie est une expérience. Une expérience engage toutes les dimensions de l’être humain : affectives, émotionnelles, cognitives, mnésiques et comportementales. Seule une expérience nouvelle, restauratrice, engageant elle aussi toutes les dimensions de l’être, permet de corriger une expérience précédente, ici celle de la phobie, et résout la dissociation névrotique. Il faut donc de l’action, pas de la dissertation. Cette action nécessaire, c’est la confrontation au stimulus phobogène, comme les premiers l’ont montré les comportementalistes. Un sujet ainsi confronté voit son angoisse monter brutalement, atteindre un pic, s’y installer en plateau quelque temps, puis décroître doucement et disparaître, enfin s’établit un état d’indifférence au stimulus. Le sujet est alors guéri de sa peur.
Les comportementalistes nous disent que le traitement par confrontation est efficace à 100 %. La belle affaire ! Ils ont découvert l’eau tiède. En effet, il ne faut pas être un grand génie pour découvrir que, quand on a peur d’un danger imaginaire, celle-ci disparaît quand on y est confronté pour de bon, dans le réel, et assez longtemps. Tout le problème est d’arriver à ce que les patients s’y confrontent, parce qu’ils ne le veulent surtout pas car ils ont peur. C’est en cela que la thérapie réside, arriver à ce qu’ils s’y confrontent. Cela obtenu, tout est gagné. Nous devrons donc utiliser des ruses. Les comportementalistes l’avaient entrevu, puisqu’après l’immersion massive dans l’angoisse, ils avaient proposé de fragmenter le traitement, d’alterner l’exposition au stimulus avec de la relaxation, de faire cette exposition d’abord en imagination, mais leurs « ficelles » étaient trop simplistes, trop visibles pour les phobiques qui prenaient alors leurs jambes à leur cou pour fuir une confrontation ainsi trop grossièrement aménagée. Les tentatives cognitivistes de perfectionnement des méthodes comportementalistes sont restées dans ce même simplisme, se bornant souvent en fait à des techniques de contrôle émotionnel. La thérapie des phobiques, c’est l’art des ruses, une différente pour chacun parce que chaque situation est unique. Pour arriver à leurs fins, ces ruses devront saboter le raisonnement, stimuler des affects et des émotions différents ou contraires à la peur et s’appuyer sur les valeurs chères au patient. Les trois seront combinés à des degrés variés suivant les uns et les autres.
Par ce que j’ai dit précédemment, on aura compris l’intérêt de fusiller la logique, d’arrêter sa course folle. Vous arrêtez le raisonnement, l’anxiété n’a plus de carburant : elle s’éteint et disparaît. Nous ferons donc un usage large de l’humour, des paradoxes, de la confusion, du choc et de la surprise, des métaphores et des autres suggestions indirectes, de l’hypnose déclarée ou conversationnelle. On oublie trop souvent de manipuler les affects et les émotions. L’affect, au sens psychologique, est repris de l’allemand « affekt ». Il signifie « état, disposition de l’âme » en moyen français, venant du latin « affectus » venant lui-même du verbe « adficere », « mettre quelqu’un dans une certaine disposition d’esprit » (3). C’est bien ce que nous visons, mettre le patient dans la disposition d’esprit de se confronter au stimulus parce qu’il ne l’a pas, cette disposition, mais il a l’opposée. L’émotion est ce qui nous fait aller vers quelqu’un ou quelque chose ou nous en écarter. « Emotion » vient du latin « emovere », « mettre en mouvement » (4). C’est une émotion, la peur, qui fait fuir le stimulus phobogène, d’autres émotions pourront en rapprocher et mettre en contact avec lui. Si nous voulons que nos patients bougent, il faut donc susciter en eux des affects et des émotions. Nous manipulerons ainsi l’inquiétude pour d’autres sujets que la phobie, la détente, la curiosité, le besoin de revanche, le rire, les larmes, le plaisir, l’ennui, la saveur exquise de la liberté, la frustration, la fierté, la complicité, le besoin de secret ou d’indépendance. Je ne donne ici en désordre que quelques exemples car la liste est sans fin.
Enfin, il y a des valeurs auxquelles les patients tiennent et qui sont leur épine dorsale, ce qui les guide pour avancer et donne tout son sens à leur vie. Il faut découvrir celles-ci et les utiliser. Certains sujets tiennent plus que tout à l’amour de leur femme et de leurs enfants, d’autres au travail bien fait, d’autres à la religion, d’autres à l’amitié, d’autres à la peinture, la musique ou la philatélie, d’autres à l’argent. Pour un thérapeute, la découverte des valeurs spécifiques à un patient est souvent difficile car celles-ci peuvent entrer en collision avec ses propres valeurs personnelles. Il a alors du mal à les accepter. Combien de fois ai-je vu des thérapeutes athées méfiants devant la foi chrétienne d’un patient, a fortiori d’un prêtre ! Ou bien se refusant à admettre qu’une collection de timbres poste puisse être tout le bonheur de quelqu’un. Ou bien méprisant l’interlocuteur parce qu’à ses yeux, celui-ci aime trop l’argent. Réticent devant les valeurs du patient ou les refusant, il ne peut pas les utiliser. Dommage : il a jugé, il n’est plus thérapeute. En tout cas, affects, émotions et valeurs, voilà les moteurs (5) du changement. Où l’on voit que, décidément, la thérapie n’est pas de la dissertation mais de l’action.
Un événement causal ?
Nombre de patients disent qu’ils ne peuvent plus faire telle ou telle chose depuis qu’il leur est arrivé tel ou tel événement. Ils ne peuvent plus prendre l’avion depuis un vol catastrophique, ils ne peuvent plus aller dans l’eau depuis qu’enfants, on les y a jetés de force, etc. Ce discours peut recouvrir trois réalités différentes qu’il faut bien distinguer :
- Ou bien la survenue de l’événement pénible sujet avait alors plongé le sujet dans l’anxiété, le rendant hypersuggestible et la phobie a ainsi pu s’implanter ; le traitement est la confrontation au stimulus phobogène.
- Ou bien l’évocation de l’événement pénible n’est qu’un des matériaux de la course folle du raisonnement névrotique, comme une tentative de se convaincre qu’« on sait pourquoi on est comme ça », un alibi pour « rester comme ça » ; il faut le ratifier mais, secrètement, n’y attribuer aucune importance ; le traitement reste la confrontation au stimulus phobogène (6).
- Ou bien – c’est plus rare –, il y a vraiment eu traumatisme et nous sortons du champ des phobies proprement dit. La survenue de l’événement a plongé le sujet non plus dans l’anxiété mais dans un sentiment d’impuis - sance radicale qui a perduré depuis, et la phobie est ici une complication du psychotraumatisme. Le traitement par confrontation au stimulus phobogène n’aura qu’une efficacité provisoire ; en revanche, ce soulagement temporaire permet de dévoiler le noyau dépressif sous-jacent quand il était masqué par les phobies au premier plan et d’y accéder plus facilement pour un traitement étiologique. Il faut sans tarder soigner le traumatisme par les Mouvements Alternatifs des Yeux et/ou la Modification Hypnotique de l’Imagerie Mentale, faute de quoi de nouvelles complications surgiront (7). En cas de doute diagnostique, la question à poser au patient est : « Au moment précis où c’est arrivé, comment vous êtes-vous senti ? » Si celui-ci répond : « Médusé, interloqué, vide, les bras ballants, impuissant », il y a de grandes chances qu’il ait été traumatisé. En règle générale, à chaque fois que la confrontation échoue ou n’a pas d’effet durable, il faut toujours penser à la possibilité d’un traumatisme et mettre en route le traitement de celui-ci.
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DOMINIQUE MEGGLÉ
Ancien psychiatre des Hôpitaux des Armées, en pratique libérale depuis 1997. Cofondateur de la CFHTB, président de l’Institut Erickson Méditerranée et président d’honneur de l’Institut Erickson de Normandie. Conférencier et formateur, il est l’auteur de plusieurs livres, dont Erickson, hypnose et psychothérapie (Retz, 2005), Les Thérapies brèves (Satas, 2011), Douze conférences (Satas, 2011).
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Cet ouvrage de 228 pages permet de comprendre les contextes relationnels favorisant les peurs et les phobies. « Le thérapeute, souligne Julien Betbèze, rédacteur en chef, est invité à découvrir une clinique fine qui passe par la différenciation entre trauma et situation angoissante, entre angoisse d’anticipation sans trauma et angoisse d’anticipation post-traumatique. » Vera Likaj, coordinatrice de l’ouvrage, a pensé ce numéro dans une approche plurielle et collaborative : des outils différents, des sensibilités uniques dans des cliniques parfois bien singulières revisitant la peur avec des lunettes culturelles chaque fois nouvelles.
« J’invite le lecteur, nous dit-elle, à parcourir les articles avec l’œil de l’anthropologue, curieux et discret, s’émerveillant des différences qui viennent nourrir toutes nos rencontres thérapeutiques. »
Au sommaire :
- Editorial : Peurs et phobies. L’hypnose comme levier de changement. Julien Betbèze
- Editorial : Et l’insouciance dans tout ça ? Vera Likaj
- Peurs traumatiques, peurs anticipatoires. Eric Bardot
- Peurs et risques psychosociaux au travail. Maxime Bellego
- Phobies. Et autres peurs ancrées. Jean-Marc Benhaiem
- Angoisse et hypnose en gériatrie. Jérôme Bocquet
- La peur de soi dans le processus de guérison. Pascale Chami
- La contrainte comme levier de changement ? Olivier Cottencin
- Croyances et anxiété. Yves Doutrelugne
- Faire corps avec la peur. La clinique de l’étrange. Nathalie Lampole
- Du lâche au héros. Revenir doucement à soi-même. Vera Likaj
- La peur de la peur. Retrouver des sensations qui nous guident. Emmanuel Malphettes
- Thérapie brève des phobies. Courtes réflexions. Dominique Megglé
- Peurs à l’école. Emmanuelle Piquet
- L’hypnose, un outil de gestion des phobies. Que nous apprend la recherche ? Audrey Vanhaudenhuyse et Marie-Elisabeth Faymonville
- Addictions et anxiété. David Vergriete
Tous les Hors-Séries de la Revue sont commandables sur le site www.hypnose-therapie-breve.org
« J’invite le lecteur, nous dit-elle, à parcourir les articles avec l’œil de l’anthropologue, curieux et discret, s’émerveillant des différences qui viennent nourrir toutes nos rencontres thérapeutiques. »
Au sommaire :
- Editorial : Peurs et phobies. L’hypnose comme levier de changement. Julien Betbèze
- Editorial : Et l’insouciance dans tout ça ? Vera Likaj
- Peurs traumatiques, peurs anticipatoires. Eric Bardot
- Peurs et risques psychosociaux au travail. Maxime Bellego
- Phobies. Et autres peurs ancrées. Jean-Marc Benhaiem
- Angoisse et hypnose en gériatrie. Jérôme Bocquet
- La peur de soi dans le processus de guérison. Pascale Chami
- La contrainte comme levier de changement ? Olivier Cottencin
- Croyances et anxiété. Yves Doutrelugne
- Faire corps avec la peur. La clinique de l’étrange. Nathalie Lampole
- Du lâche au héros. Revenir doucement à soi-même. Vera Likaj
- La peur de la peur. Retrouver des sensations qui nous guident. Emmanuel Malphettes
- Thérapie brève des phobies. Courtes réflexions. Dominique Megglé
- Peurs à l’école. Emmanuelle Piquet
- L’hypnose, un outil de gestion des phobies. Que nous apprend la recherche ? Audrey Vanhaudenhuyse et Marie-Elisabeth Faymonville
- Addictions et anxiété. David Vergriete
Tous les Hors-Séries de la Revue sont commandables sur le site www.hypnose-therapie-breve.org